"nulla dies sine linea" - Enfants de Saturne ?

Publié le par Nastasia Gallian

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Nulla dies sine linea, nul jour sans ligne, chaque jour une ligne. Cette devise, que les écrivains se sont appropriés, est celle que Pline l’ancien prête au peintre antique Apelle, loué pour son assiduité à la tâche et pour la discipline qu’il s’impose dans l’excellence. La ligne dont il est question est celle du dessin qui circonscrit et fait naître les formes.

Quoi de mieux pour évoquer cela que l’estampe, que le trait d’encre (plus ou moins) nu ? Quoi de mieux que la rencontre entre deux mondes à première vue désuets : celui des anecdotes pliniennes d’une part, et de celui de la gravure de l’autre ? Car les neuf étudiants en gravure ayant répondu à l’invitation de Cimaises perpétuent un art suranné, qui pourrait sembler faire pâle figure à côté des moyens modernes de reproduction et de diffusion de l’image. Pourtant, et justement parce que les progrès techniques réalisés dans ces domaines depuis le XIXe siècle lui ont permis de s’affranchir de telles considérations, la gravure d’aujourd’hui est en mesure de procéder à un retour aux sources et à l’essentiel, et de puiser dans son histoire pour trouver son actualité : Thomas Perino reprend ainsi des éléments à l’iconographie de la xylographie religieuse médiévale à la lumière des théories jungiennes, tandis qu’Agathe Pitié regarde d’un œil amusé les livres à figures de la Renaissance et du XVIIIe siècle et que Nelly Stetenfeld fait siens les canons des traités de zoologie du temps des Lumières. Chacun d’entre eux extrait de ces formes bien connues et assimilées un aspect inédit, parfois surprenant : un jeu de mots ou une hybridation sont toujours là pour remettre en cause ce qui semblait acquis.

 

De la même manière, les étudiants en gravure des Beaux-arts se sont joués avec impertinence des principes esthétiques et éthiques prônés par Pline l’ancien au livre XXXV de son Histoire naturelle. Leurs œuvres s’enracinent dans ce terreau, dans cette masse décomposée par le temps, pour en tirer, consciemment ou inconsciemment, une lecture inédite et des rapprochements déroutants. Le texte imposé, une histoire de la peinture antique, regorge d’anecdotes et d’épisodes savoureux à visée exemplaire qui donnent une définition en creux de ce que sont « les plus excellents peintres et graveurs » : des personnes tout à leur art, s’astreignant à une ascèse sévère, dont les relations avec les autres artistes se font sur le mode agonistique et qui sont capables de faire taire les grands de ce monde.

Etre artiste, pour Pline l’ancien, c’est d’abord être capable de discerner dans chaque corps le meilleur pour créer de toutes pièces une figure idéalement

belle. Modernes Zeuxis, Thomas Perino, Nelly Stetenfeld, Céline Goergen et Benjamin Efrati ont choisi de réinterpréter ce passage qui sur un mode onirique, qui sur un mode ironique.

Etre artiste, c’est aussi s’attacher à rendre le réel, à faire acte d’illusion. Apelle suit les conseils du cordonnier quant au rendu des sandales. Par un retournement farcesque, son obsession en fait même un fétichiste des pieds pour Agathe Pitié. Apelle, toujours lui, est aussi le peintre capable d’un tel degré de vérité qu’il parvient, grâce à son dessin, à dénoncer ses calomniateurs : on retrouve des relents de physiognomonie dans les eaux-fortes de Céline Goergen, dont les Freaky Friends sont littéralement traités de légumes, de pieds et d’organes génitaux, bref de monstres étranges, sympathiques et odieux.

Etre artiste implique également d’être reconnu comme tel par ses pairs, d’être en contact et en compétition avec eux. Apelle et Protogène se livrent un véritable combat par lignes interposées pour déterminer lequel sera le meilleur des deux, chacun essayant de dépasser l’autre et de se dépasser. Cette émulation se retrouve dans le travail conjoint d’Elsa Fauconnet et Justine Daufresne, où chacune conserve son identité propre tout en la confrontant aux spécificités graphiques de l’autre.    

 

Les vingt-cinq estampes et le bois gravé présentés dans l’exposition ont été choisis pour la manière dont ils font résonner ces idées anciennes qui perdurent en partie jusqu’à aujourd’hui, bien que largement malmenées par la bohème du XIXe siècle. Ces anecdotes participent d’un imaginaire collectif, d’un substrat partagé, d’une « légende dorée » artistique qui ne peuvent qu’interpeler de jeunes créateurs.

Le Saturne d’Antoine Liebaert dévore ainsi goulument le livre de l’histoire de l’art, s’en nourrit et le met en pièces pour mieux le digérer. Comme un lointain écho de l’ouvrage fondateur de Margot et Rudolf Wittkower sur la psychologie des artistes d’Ancien Régime, le dieu cannibale est une métaphore de l’artiste, de sa permanence et de sa quête d’identité : il se nourrit de tout, du réel, du rêve, de l’écrit, de l’enseignement des anciens, quitte à les vomir, quitte à sombrer dans l’acédie, quitte à adopter des comportements excentriques ou excessifs. 

 

Qui dira encore que Pline est poussiéreux ?  

 

 

 

 

Visuel : Agathe Pitié, Apelle et le cordonnier (détail) 

Publié dans Nulla dies sine linea

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Ce n'est pas un commentaire , mais un point de grammaire ! Vous écrivez : "Cette devise, que les écrivains se sont appropriés, [...] Or, ils se sont approprié quoi ? Eux ? Non ! La devise, bien<br /> sûr, donc "appropriée". Nulla linea sin errore ! !
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