"homo videns" - Les écrits restent ?

Publié le par Anne Lepoittevin

 

        Pas de pleureuse méditerranéenne, pas d’abondance wagnérienne dans cette immensedéploration créée pour l’École Normale Supérieure. Loin de là, c’est en moine cistercien que Paolo Assenza met en scène l’asthénie de l’Homo Sapiens submergé par la profusion virale de l’image médiatique. Le sociologue italien Giovanni Sartori a décrit la dilution des structures de la pensée analytique qui selon lui résulte du trop plein d’images entrevues par l’Homo Videns. Dans l’univers artistique de Paolo Assenza, qu’il s’agisse de peinture, de sculpture, de vidéo ou d’installation, cette dilution de ce qui est le propre de l’homme justifie la dématérialisation de son image. L’installation de l’École Normale Supérieure – Monumenta du pauvre - ne fait pas exception à cette règle. La figure y est tour à tour absente, évanescente, mutilée et pour finir réduite au simple reflet, véritable éphémère de Narcisse. Ce faisant, l’artiste nous ôte l’assurance d’un corps vrai et ferme, fermement campé, situé, décrit, nommé et que nous pourrions voiret reconnaître par la vertu de ses contours. À ce corps vrai et ferme de l’individu, il substitue le nombre des apparitions éphémères, légères comme les débris d’une page de livre oublié, comme un visage brouillé à peine deviné, comme la fragile structure de métal d’un mannequin bourré de vide assis à côté d’autres mannequins eux aussi bourrés de vide et qu’il ne peut pas voir. Des figures éphémères, donc, comme l’est l’art même de l’installation. Et nombreuses, au point de susciter ce qu’Eco a nommé le Vertige de la liste.

 

        Pas de pleureuse, le nombre sans l’abondance et, pour le gyrovague, pas de ligne de fuite. “homo videns” est une ascèse qui contraint le spectateur à traverser des lieux de mémoire placés sur un axe aussi droit qu’est droite notre mesure du temps : l’ancienne loge de l’entrée principale, désaffectée, dont le chêne patiné renvoie la chaleur des vieilles bibliothèques ; le Monument aux Morts de Landowski qui inscrit les noms des « Morts pour la France » au registre de la mémoire collective ; la cour du NIR où s’affrontent (en rangs serrés) le bâtiment classique de 1847 et les vitres pivotantes de la nouvelle bibliothèque ; l’entrée, enfin, de cette nouvelle bibliothèque – où le parcours vient s’achever aux pieds du comptoir rouge des Éditions. Les architectures de l’ENS constituent donc l’unique décor de ce vaste parcours, à la façon des scénographies voulues par Adolphe Appia pour qui une architecture simple mais superbe laisse place au corps des acteurs, à leurs mouvements - mieux que tout autre décor. Ici, pourtant, c’est le spectateur qui déambule et passe les étapes, les unes après les autres, et éprouve la mélancolie des objets fixes, l’éternel retour des visages fixes, la fragile immanence des mannequins immobiles. Il réalise alors, peut-être, combien certaines architectures grandioses se prêtent à héberger le passage plus que la permanence.

 

        In situ, l’inventaire des forces en présence dont l’exacte recension serait vaine tant le nombre y est anonymat.

 

        De l’autre côté de la vitre, le spectateur fait d’abord face au choeur des livres défaits. Leur nombre évoque l’ampleur de leur défaite. Ici, l’autodafé est un sacrifice plus qu’un sacrilège, une violence faite au spectateur et à l’artiste, une mémoire de répression mais, davantage encore, une nature morte infiniment mélancolique. Mélancoliques aussi, et rassurantes, les tonalités ocres des livres, leurs bruns chauds. C’est dans les lieux les plus rassurants qu’on situe volontiers les tragédies contemporaines. Dressé dans l’ancienne loge de bois, le lamento des écorchés çà et là contrariés par le deuil du charbon n’est assurément pas le défi au temps que lancent les livres de plomb d’Anselm Kiefer – mais une plainte sourde, prologue, aux dires mêmes de l’artiste, à la marche qu’il ouvre.

 

        Sitôt le cloître traversé, le chant des vieux livres encore tièdes fait place à la froideur de la vidéo – médium cette fois très contemporain, et à l’éternel retour de ses notes aigües. La vidéo d’“homo videns” n’est pas projetée dans un isoloir qui l’arracherait à tout contexte mais sur une plaque mémorielle située en face du Monument aux Morts de Landowski, connu pour en avoir réalisé plus de 80. Comme souvent les Monuments aux Morts de 14-18 (et comme
souvent les oeuvres de Landowski), ce monument est désespérément blanc. Il a la blancheur du linceul et des champs de croix blanches de nos cimetières de guerre - ou encore de l’écran. Ce sont en effet ses longues listes de noms sans visages qui ont inspiré à Paolo Assenza ce défilé de visages sans noms, régulier comme le pouls, trop rapide pour qu’on puisse distinguer les traits des simples figurants. Cette vidéo se joue de codes visuels profondément enracinés dans l’inconscient collectif. Le portrait, assise même de l’individu tel qu’il est traditionnellement représenté, devient la photographie d’identité toujours plus normée pour laquelle on demande
au modèle, cadré frontalement, de fixer l’objectif, de ne plus bouger, de ne plus sourire et d’ôter à son visage ce qui en somme le rend vif : les traces de l’expression. Dilution du portrait, même géant, nié par la masse, le temps et le brouillage de l’image, mise à mal du spectateur puisque ces imperceptibles fantômes nous regardent comme si nous étions nous-mêmes devenus le poste de télévision, abolition du geste enfin et donc du mouvement dans un art par définition cinétique puisque seules les différences de cadrage et le va-et-vient de la neige procurent l’animation de cette vidéo. Au montage pourtant, quelques visages, quelques expressions percent : traces d’humanité qui opposent une résistance.

 

        Certaines images de masse sont une expérience de la froideur et, en dernier lieu, de la solitude. Passée la porte qui mène à la cour du NIR, c’est le “corps-meute” d’Elias Canetti, dernier naufrage de la personnalité, dernier cercle de l’enfer que le bataillon des mannequins alignés, voués à l’uniforme, campe inexorablement. Le principe de répétition rappelle les silhouettes toujours reconduites de la Cina de Mario Ceroli sans la concession au prestige de la matière – le bois – que fait cet artiste communément associé à l’Arte Povera. Ici, le matériau est pauvre à sa façon : du grillage à poules engorgé de papiers et d’images qui évoque l’élevage de ces corps sans pensée. La lenteur du procédé de fabrication (le patient assemblage des morceaux de grillage et le non moins patient bourrage des mannequins) oppose le temps de l’image artistique à la littérature, jetable par définition, qui gave ces corps obstinément immanents. Leur fixité, la tristesse de leurs moignons tombants tendus vers la nouvelle bibliothèque renverse le principe de frontalité : disposés comme ils le sont sur la ligne frontière entre deux temps de l’architecture, nous les appréhendons de dos. C’est d’abord par-dessus leurs épaules que nous voyons se dresser, frontalement, l’architecture du NIR, comme une vue sans perspective, un horizon clos. Cette frontalité différée – il faut tourner autour des mannequins pour les voir de face - transposée dans le champ de la sculpture monumentale fait pièce à la frontalité immédiate des photos d’identité de la vidéo (ou à celle du reflet de soi à l’entrée de la bibliothèque). Désormais privés de têtes, ces simples corps reprennent, comme les visages les codes du portrait, le topos de la sculpture assise, de la Maestà frontale des dieux, des papes, des rois et parfois des savants, dressés sur leur trône. Mais ces corps-là n’ont rien d’auguste qui les fasse tenir droits. Leur posture est, encore et toujours, celle de l’homme assis devant la solitude del’écran. Écorchés, raides, ils découvrent leur absence de substance, leur menaçante fragilité hérissée de fer blanc. Ce que pèse un homme, c’est la somme de ce qu’il a vu et lu – semble nous dire l’artiste. Le véritable poids – dérisoire - de ces mannequins pourtant formés à l’image de l’homme, aux cuisses lourdes, écrasées sur leurs chaises rend ce bataillon de métal à sa fragilité, perdue, isolée malgré le nombre sur la scène immense d’une architecture qui, à leur mesure, devient colossale.

 

        Pour le spectateur qui, à l’entrée du bâtiment du NIR, surprend son image dans le miroir, la dernière des apparitions humaines est un jeu ou une catharsis. Situé à l’orée même de la bibliothèque, ce retour vers soi est aussi, à sa façon, un retour vers la solidité du livre.

 

        

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